jeudi 26 juin 2008

Heaven Road / 3ème épisode : 1972


Le bateau partait au loin
Portant les espoirs de ces gens
Qui ne savaient pas
La course fatale du temps
Qui jamais ne s’arrête
Vend un monde toujours pire
Où les gens paient de leur espoir

Nul récif ne pourra jamais arrêter
Ce lourd vaisseau poussé par le souffle divin
Les générations sont des îles éphémères
Qui s’engloutissent tour à tour au fond des flots

(Histoire d’un Espoir, 1972)


Le 29 janvier 1972, Heaven Road est programmé par la MJC de Château-du-Loir dans le cadre de la traditionnelle « Chandeleur des Jeunes ». Cette sympathique manifestation existe depuis une dizaine d’années déjà, et consistait à l’origine en une « confrontation » de sept à huit groupes. Depuis la fin des années 60, les organisateurs préfèrent concentrer la soirée sur une formule de deux concerts seulement. Et après Martin Circus en 1971, la MJC frappe fort avec une tête d’affiche des plus sensationnelles : Magma ! Au début de l’année 1972, Magma n’a pas encore sorti son chef d’œuvre « Mëkanïk Destruktïw Kommandöh », ni connu son heure de gloire au Festival de Reading. Emmené par son leader-fondateur, le charismatique batteur Christian Vander, Magma est un groupe atypique, au langage musical alors en parfaite rupture avec le paysage de l’époque, mélange de rock, de jazz coltranien, de musiques des pays de l’Est, marqué par Stravinski autant que par Miles Davis. Mais au-delà de son originalité musicale (au demeurant intéressante), Magma est surtout connu pour son « folklore ». En effet, le groupe se démarque radicalement de l’univers caractéristique de la pop-music en rejetant flower-power, pacifisme, drogues et utopies. A ces références, Magma oppose un ésotérisme totalitaire, une esthétique austère, un discours délibérément hostile, une mythologie volontairement violente et malsaine. Hors du contexte d’une œuvre qui se révèlera par la suite incroyablement ambitieuse et novatrice, engendrant tout un courant musical connu sous le nom de « zeuhl », la démarche de Magma apparaît véritablement déconcertante. Particulièrement lorsque ses musiciens débarquent sur les scènes de province, tout de noir vêtus, arborant un sigle sur la poitrine et discourant uniquement en kobaïen, langage inventé par Vander et dont les consonances germanisantes entretiendront longtemps une série de malentendus sur la philosophie du groupe… Mais Vander et ses sbires ont beau s’autoproclamer kobaïens, ils n’en restent pas moins parisiens, et adoptent une attitude en conséquence vis-à-vis des groupes et du public de province (qui le lui rend assez bien, d’ailleurs…) Le contact entre Heaven Road et Magma ne sera guère chaleureux. « Ils ont fait preuve d’un vrai mépris vis-à-vis de notre petit matériel et de façon plus générale pour nous, le groupe de province. » [1]. « On est arrivé dans la salle, et il [Vander, NDA] était là, il jouait du piano, comme un cinglé… Pas moyen de l’en déloger ! (rires) » [2]. Heaven Road fait un passage sans histoire et emporte l’adhésion du public mais Magma, devant une salle pourtant comble, ne daigne même pas jouer le temps prévu dans son contrat. « Ça a été toute une histoire pour qu’ils veuillent bien monter sur scène » [3]. Aussi, à la demande des organisateurs, Heaven Road remonte sur scène et exécute un ultime set pour terminer la soirée. Ce qui ne sera d’ailleurs pas sans susciter l’incompréhension d’une partie de l’assistance, non-informée des tensions qui se jouent en coulisses.

Heaven Road fait une rencontre beaucoup plus rassurante lors d’un nouveau passage au Golf Drouot, le 4 février. Il partage l’affiche avec un tout nouveau groupe parisien, Il Etait Une Fois, qui fait ce soir-là sa première apparition devant le public du Golf. Néanmoins, ses musiciens ne sont pas pour autant inexpérimentés, puisque le chanteur-batteur Richard De Witte a accompagné Michel Polnareff et l’excellent guitariste Lionel Gaillardin a travaillé avec le bluesman Memphis Slim, tandis que le guitariste-chanteur Serge Koolen est un véritable pilier du Golf Drouot, où il s’est produit à de très nombreuses reprises avec des formations légendaires telles que Piteuls, les Jelly Roll ou encore les Bain Didonc. La musique d’Il Etait Une Fois s’inspire de la pop anglaise mélodique mais aussi du folk-rock californien, et détonne dans l’univers underground de la pop-music française. Les premiers disques d’Il Etait Une Fois vont connaître quasi-instantanément un très grand succès auprès du public des yé-yé, ce qui va orienter la carrière du groupe vers une variété insipide (culminant avec le méga-tube « J’ai Encore Rêvé d’Elle » en 1975). Macson remarque a posteriori : « Je me souviens de la première prestation de Il Etait Une Fois au Golf Drouot […] et Best ou Rock & Folk faisait le compte-rendu de la soirée. Il Etait Une Fois avait fait la première partie de Heaven Road, et donc sur le compte-rendu ils mettaient : « Des petits nouveaux, ça s’appelle Il Etait Une Fois, sympa et tout, en première partie d’un groupe connu, Heaven Road. » Quand on voit le cheminement des deux après, c’est marrant. » [4]. La prestation de Heaven Road au Golf Drouot ce soir-là est accueillie de façon encourageante : « Mécanique encore un peu lourde, mais quelques-unes de leurs compositions françaises (« Soleils Couchants », « Histoires D’un Espoir ») sont loin d’être sans intérêt. » [5]. Le lendemain, Heaven Road redescend au Mans, toujours en compagnie d’Il Etait Une Fois, pour un gala à la Bourse de Commerce. Les deux groupes sont chapeautés par l’agence Eureka Management Paris.

Ce même 4 février, juste avant son troisième passage au Golf Drouot, Heaven Road effectue sa deuxième tentative en studio. Avec l’aide de Jacky Chalard, le groupe a décroché un rendez-vous pour une séance au studio des Dames, pour le label Vogue. En quelques heures, il enregistre une maquette avec deux titres, « Soleils Couchants » et « Sorcière », une composition cosignée par Chalard, dans une orientation nettement plus commerciale. Cet essai ne sera malheureusement pas plus concluant que celui réalisé pour Polydor l’année précédente, ce qu’explique Yves Tribaleau : « Je me souviens que ça n’avait pas été un succès terrible, en ce sens que les gars n’étaient pas prêts. Et comme on n’avait que très peu de temps, pour que les gars apprennent dans le studio, ça n’avait pas été terrible. » [6].

Le groupe décroche un engagement à l’Estrigon Club d’Uchaq (près de Mont-de-Marsan) pour le week-end du 11 au 13 février. Il se produit le vendredi et le samedi en soirée, ainsi que le dimanche dans l’après-midi. Chacun de ses passages remporte un vif succès. Le 4 mars, Heaven Road retrouve Dynastie Crisis à La Flèche pour un concert sous le chapiteau du « Théâtre des Pays de Loire », dans le cadre de la Quinzaine Culturelle. Près de 400 jeunes assistent au concert, en première partie duquel Heaven Road chauffe la salle, avec notamment un Chouchou déchaîné. Le 9 avril, le groupe remporte le concours annuel de la MJC des Mureaux, et se retrouve le mois suivant en couverture du numéro 1 du « Journal de Promo Club pour la Promotion des Groupes Français » (une publication pour la moins courageuse).

Quelques semaines plus tard, Alec décide de quitter Heaven Road. Il vient d’avoir un enfant et ne peut continuer à assumer de front la vie de famille et son activité avec le groupe. Pour lui succéder, les musiciens auditionnent plusieurs possibles remplaçants, sans résultats. Puis un jour, lors d'une répétition dans le sous-sol de l’église de Bellevue, Heaven Road fait la rencontre d'un claviériste dont le groupe répète dans le local d’à-côté. Au fil de la discussion, ce dernier propose ses services, et fait un essai qui sera concluant. L’arrivée dans Heaven Road de Jérôme Lavigne, personnage peu commun, va se révéler très déterminante. Doté d’une culture musicale très poussée, il va rapidement développer un impressionnant niveau de technicité instrumentale, hérité de la pratique du piano classique. Mais au-delà de ces qualités, Jérôme possède une conscience artistique forte, une conception sérieuse et exigeante de la musique, ce qui va fortement influencer de la suite de la carrière de Heaven Road. Il apporte avec lui quelques compositions déjà presque finalisées, comme « Le Point de Non-Retour », sur lesquelles le groupe va travailler.



Jérôme Lavigne, portrait 1973

« Le Point de Non-Retour », puisqu’il en est question, est une composition qui porte déjà la « patte » de Jérôme, notamment dans l’introduction, où les claviers et la guitare jouent à l’unisson un thème tarabiscoté, et qui fait entrer d’un coup la musique de Heaven Road dans une complexité nouvelle. Ce thème attachant, intéressant également par son texte, sera l’un des chevaux de bataille du groupe, qui le jouera sur scène durant plus de deux ans.

L’arrivée de Jérôme coïncide avec d’autres changements dans le groupe, en premier lieu le départ de Chouchou, quelques semaines plus tard. Jugé plutôt instable par les autres membres du groupe, avec lesquels ses rapports se sont passablement dégradés, il est remercié. Macson commente sobrement : « Le sax, il y a eu une embrouille avec lui… Il était pas très clean. » [7] A ce stade, les musiciens prennent conscience que l’identité et le son du groupe devaient beaucoup à Chouchou. Ses saxophones et sa flûte étaient caractéristiques de la musique jouée par Heaven Road, en droite ligne d’influences comme Colosseum, Jethro Tull et King Crimson, lesquels utilisent tous des cuivres et des instruments à vent. Aussi, de part le départ de Chouchou et l’arrivée d’un claviériste aussi imposant que Jérôme, le son de Heaven Road va devenir, très logiquement, davantage axé sur les sonorités des claviers et de la guitare.


Jérôme et Sam, Salle des Concerts du Mans, 13 octobre 1972

L’orientation du groupe va également être influencée par autre changement important, dans la vie personnelle de ses musiciens. Certains d’entre eux prennent leurs distances avec l’Education Nationale. Si Sam se met provisoirement en disponibilité, Macson et Kick’s démissionnent purement et simplement. C’est un choix qui n’est évidemment pas anodin, puisqu’il s’agit de la rupture d’un contrat de dix ans. Et la contrepartie va être douloureuse, puisque les anciens normaliens devront rembourser leurs frais de scolarité à l’Education Nationale, en même temps qu’ils se retrouvent sans couverture de santé. Aussi, ils s’inscrivent à l’université du Mans pour bénéficier de la sécurité sociale étudiante. « Tout le monde faisait ça à l’époque » [8]. Macson entre en faculté d’anglais, où il restera jusqu’à la licence (dont il obtiendra quelques unités de valeur). Sam, tout comme Jérôme, sera inscrit quelque temps en anglais, puis en droit, ainsi qu’en mathématiques. « Mais on n’y allait pas ! On s’occupait de la discothèque de la fac, avec Jérôme. La fac prêtait des disques, et il fallait des étudiants pour tenir ça, alors on tenait ça dans la journée ; on n’allait pas en cours. » [9] Cette décision de renoncer à la carrière d’enseignant est en partie motivée par un refus du cadre de l’Education Nationale et de ses méthodes pédagogiques. En ce qui concerne Kick’s, il s’agit même d’une réaction à la sanction de redoublement sans salaire de sa première année. Mais les musiciens ressentent aussi la volonté de se consacrer exclusivement à la musique et à Heaven Road, dont la carrière semble devenir prometteuse. Ils savent bien que s’ils veulent progresser, s’imposer et décoller, le prix à payer sera celui d’un travail intensif et acharné. Ainsi, ils sautent le pas et passent professionnels. C’est un réel nouveau départ. Si tous trouvent alors le temps de centrer totalement leur intérêt sur des activités musicales, ils savourent également avec délice leur toute nouvelle liberté. « Quand j’ai quitté le boulot d’instit’, j’étais soulagé, je me disais « Je peux faire ce que je veux, je fais de la musique, c’est super, je me lève plus de bonne heure, j’ai plus de contraintes » [10]

Jérôme fait ses débuts sur scène avec Heaven Road le 5 mai 1972 lors du tout premier concert pop organisé par la MJC du Ronceray (Le Mans). C’est une soirée très réussie, le groupe recevant un accueil très enthousiaste du public. A l’occasion de ce concert, Heaven Road annonce à la presse locale sa participation à la troisième édition du festival de Saint-Gratien, le week-end des 3 et 4 juin.

Ce grand rendez-vous de la pop music française et internationale représente une opportunité considérable pour le groupe, qui rôde actuellement sa nouvelle formation. Malheureusement, l’organisation du festival sera marquée par des difficultés certaines, faisant écho à la déroute financière de l’édition 1971. On se souvient en effet que le festival n’avait attiré qu’un public restreint, du fait d’une affiche concentrée principalement sur des groupes français. Saint-Gratien 1972 connaîtra également son lot de galères : tout d’abord, le festival est reporté à deux reprises, puis déplacé de Troyes à Nantes, au Parc des Expositions de la Beaujoire. Ensuite, la programmation évoluera sensiblement au fur et à mesure des désistements ; tant et si bien que jusqu’au démarrage des festivités le samedi 3 juin à 13 heures, on ne sait si deux des principaux groupes, Magma et Gong, seront réellement présents. Malgré tout, l’affiche du festival est sacrément alléchante, puisqu’on y retrouve un grand nombre de formations françaises qui ont rétrospectivement acquis un statut de « groupe-culte » : Dagon, Solitude, Au Bonheur des Dames, Barricade II, Voyage ou Catharsis. La programmation inclut également quelques artistes folk comme Roger Mason et Valérie Lagrange, deux formations belges, Creative Cranium et Lagger Blues Machine, ainsi qu’en groupe-vedette, les allemands de Amon Düül II, l’un des plus fameux représentants de l’école du « kraut-rock », la pop-music typiquement allemande, qui s’épanouit aussi bien outre-Rhin qu’elle se porte mal en France (c’est tout dire). En définitive, sur les 36 groupes annoncés, seulement 16 d’entre eux joueront. Heaven Road a le difficile privilège d’être le premier groupe à monter en scène. « C’est un souvenir assez particulier puisqu’on était dans les petits groupes qui passaient en début de programmation avant les groupes allemands, Amon Düül, etc… […] On faisait partie, je dirais, des amuse-gueules du festival. » [11] Quelques minutes avant son passage, une première bagarre avait éclaté entre les organisateurs et une bande de resquilleurs. Heaven Road ne joue pas longtemps, interrompu au milieu d’un de ses premiers morceaux par la montée sur scène d’un individu passablement aviné qui montre d’abord ses fesses au public, puis accapare le micro pour l’inévitable discours. La légende veut que ledit laïus ait eu pour thème l’indépendance de la Bretagne. « Ça arrivait souvent. On a joué dans d’autres festivals en plein air, et à chaque fois, c’était le même bazar, parce que quand c’était pas les Bretons, c’était tel ou tel groupe qui arrivait en gueulant « Musique gratuite ! On veut rentrer ! », etc.… Ce qui fait qu’il y a eu beaucoup de trucs annulés, enfin, c’était un peu le joyeux bazar. » [12] Quoi qu’il en soit, tout ceci n’est pas du goût des gens de l’A.J.E.V.O. (l’association organisatrice) qui tentent alors de faire descendre de scène l’indésirable. Mais c’est sans compter sur le renfort spontané de quelques-uns de ses compagnons, qui montent aussitôt sur scène. S’ensuit une nouvelle bagarre générale, et Heaven Road a tout juste le temps de dégager son matériel, sans trop de dégâts heureusement. Quelques heures plus tard, en coulisses, le groupe apprend par quelques responsables de l’A.J.E.V.O. que son passage, bien que bref, a pourtant grandement enthousiasmé le public, tout de même près de 12 000 personnes. Heaven Road se voit donc proposer de remonter sur scène dans la nuit, après le concert du groupe Solitude. Et là, le groupe fait son véritable passage, chaleureusement ovationné par l’assistance. Heaven Road est même bissé, et joue lors de son rappel quelques standards de rock & roll. Dans son compte-rendu, Pop 2000 indique : « Les révélations (puisqu’il y a toujours des révélations dans un festival) ont été Nuances, Dagon et surtout Heaven Road. […] Dommage qu’il manque de matériel valable. » [13] Le reste du festival sera également entaché d’incidents divers, bagarres, jets de bouteilles et resquille. Au final, cette troisième édition du festival de Saint-Gratien sera aussi la dernière. Cet échec illustre très clairement les difficultés d’implantation de ce type de manifestation en France. Se remémorant la participation de Heaven Road à Saint-Gratien 72, Kick’s commente : « Le mauvais côté de ces années-là, c’est que ça ne pouvait pas être professionnel, parce qu’il n’y avait pas assez de moyens. Et il n’y avait pas assez de moyens parce que les gens trouvaient que c’était trop cher, et qu’il fallait que la musique soit gratuite. Et on avait beau leur expliquer que nous, on voulait bien que ce soit gratuit, mais que dans ce cas-là, il fallait que les instruments soient gratuits, et que le boulanger nous donne son pain… » [14] Et il s’en faut d’ailleurs de peu pour que le groupe ne soit même pas payé : « Je me souviens qu’on s’était fait la caisse à la fin pour pouvoir rentrer » [15]

Vers le milieu de l’année 1972, Heaven Road passe à la vitesse supérieure. Il délaisse les locaux de l’église de Bellevue, et va s’installer dans une ferme située aux environs de Malicorne et Parcé-Sur-Sarthe, où le groupe répète mais vit aussi quasiment en permanence. « Un site superbe et idéal pour un groupe de rock : très vivant, chaleureux et très occupée l’été, plus tristounet et froid le reste de l’année, surtout les soirs de répète, l’hiver, sans chauffage. » [16] Si Macson, marié, partage son temps entre son appartement de la rue Renée Auduc au Mans et la ferme, Jérôme, Sam et Kick's goûtent aux joies de la vie en communauté. Sam se souvient, ému : « La vie en ferme, c’était une grosse rigolade, franchement. Bon, il y avait la petite fumette un peu de temps en temps aussi, comme tout le monde à l’époque […] Les fermes, on y vivait parce qu’on répétait là-bas. L’hiver, on rentrait chez nos parents, c’est pour dire que c’était pas drôle. J’étais plutôt indépendant, j’avais pas assez de fric pour me louer un appartement, donc je préférais rester là-bas avec Jérôme. On ramenait des filles, on rigolait bien, c’était une belle vie. » [17] Mais la vie du groupe à la ferme est également rythmée par les cadences passionnées de son travail sur sa musique. « Ça nous arrivait de passer des jours, des nuits sans décoincer. Une bonne expérience…» se souvient Macson [18]. Le travail du groupe se partage entre deux aspects, la création et les mises en commun. A raison d’une à deux séances par semaine, les répétitions sont suivies de façon très assidue par tous les membres du groupe : « On ne les ratait jamais, sous aucun prétexte. Je ne pense pas en avoir raté une seule. » [19] Et le travail de création est quant à lui permanent, presque incessant. Le groupe met à profit tout le précieux temps libre dont il dispose pour se consacrer davantage à ses compositions personnelles.


Sam, Macson, Jérôme et Kick’s dans la cour de la ferme de Malicorne, août 1972


« Je ne crois pas qu’il y ait eu un jour où on se soit dit « Tiens, j’ai la révélation suprême, on va faire nos compos. […] On avait du temps pour répéter, et le temps pour répéter, ça donne envie de se consacrer à l’écriture d’un thème, et puis d’un autre, et puis on met ça bout à bout, et puis on dit « Tiens, c’est pas mal… » [20] Le processus de création du groupe est basé sur des méthodes démocratiques, « […] un peu comme la plupart des groupes composent, en travaillant ensemble, même si l’idée vient d’untel ou d’untel, elle est modifiée par les autres. » [21] « On répétait en mettant des idées en commun. Macson arrivait souvent avec une idée de départ, Jérôme rajoutait ses arrangements, moi j’essayais de trouver des parties de basse qui soient à peu près intéressantes. » [22] « Moi, j’ai travaillé des nuits et des nuits avec Jérôme sur les thèmes qu’il proposait aux claviers, on a beaucoup bossé à deux. Il n’y avait pas de clans, mais Macson continuait à composer à la guitare. » [23] « Il y avait une certaine cohésion parce que chacun apportait sa pierre à l’édifice, dans la construction des morceaux. » [24] Dans la dynamique du groupe, Jérôme a très rapidement gagné un rôle important : « L’arrivée de Jérôme a été déterminante pour aller plus vers un type de son à la Genesis, Yes, etc… C’est normal, d’ailleurs, il était dans son rôle de claviériste […] Il avait plus le rôle du compositeur, et moi plus celui du – bon, je ne vais pas oser dire du producteur – mais enfin, un peu ce rôle-là quand même. Arrangeur, sans être musicien au sens… Moi, j’ai toujours été nul en solfège, mais par contre je crois que j’ai une bonne oreille. » [25] Même si Kick’s emploie le mot « producteur » avec prudence, il y a effectivement chez lui une ambition de cet ordre, une volonté de s’impliquer à un niveau qui n’est plus strictement instrumental. « Je crois qu’il s’agit d’une revanche que je voulais prendre sur mon impossibilité à devenir pianiste, une fascination pour les mélodies et les harmonies que j’ai beaucoup étudiées et mémorisées (je ne lis pas le solfège). Chaque fois qu’un accord ne me satisfaisait pas, je demandais à Jérôme d’essayer telle note que je lui chantais. Nous avons énormément travaillé à deux sur les structures des morceaux, sur les harmonies et sur les sons. Mais c’est bien lui et Macson qui amenaient le matériau d’origine. Je n’ai été qu’un transformateur du travail d’imagination des autres. » [26]

Le travail du groupe sur ses compositions est également marqué par une certaine continuité conceptuelle, pour reprendre un terme cher à Frank Zappa. En effet, Heaven Road effectue une sorte de recyclage de ses anciennes compositions pour en reprendre quelques idées sur de nouveaux thèmes. C’est particulièrement évident avec le morceau « Tout », dont la structure sera régulièrement retravaillée. Au cours de l’année 1972, « Tout » est réarrangé une première fois ; on le retrouvera l’année suivante sous la forme d’un autre thème, « La Route », lui-même retravaillé pour devenir « Le Dieu des Enfers » quelques mois plus tard.



Heaven Road, Salle des Concerts du Mans, 13 octobre 1972

Kick’s évoquait plus haut Genesis et Yes, des noms un peu nouveaux dans l’univers de Heaven Road. En effet, il s’agit de groupes britanniques contemporains qui commencent à connaître un succès grandissant et qui sont les principaux étendards de ce qu’on appellera historiquement le rock progressif symphonique. Il se trouve par ailleurs que ces formations constituent les principales influences de Jérôme. Cette musique résolument nouvelle trouve sa source dans les expériences pionnières des Moody Blues, Procol Harum ou King Crimson, qu’elle prolonge dans une direction très particulière, très inspirée de la musique classique. Cette influence du classique se traduit par de très grandes exigences en termes de composition : les structures explosent et le format des morceaux (il ne s’agit plus de chansons à proprement parler) s’adapte aux ambitions des compositeurs, la seule contrainte étant d’ordre technique, une face de 33 tours durant en moyenne 20 minutes. Les compositions prennent alors des formes libres, elles peuvent être vues autant comme des œuvres musicales que comme des travaux d’architecture ou de sculpture sonore. Les musiciens du mouvement progressif donnent à leur musique les moyens de leurs ambitions, en accordant une place privilégiée à la technicité instrumentale ; ainsi, toute une génération de musiciens virtuoses, d’éducation classique, sortis de conservatoires prestigieux, trouve sa place dans le paysage rock de l’époque. C’est tout naturellement les claviéristes qui sont ainsi mis sur le devant de la scène, et les plus fameux exemples de ce phénomène ont pour nom Keith Emerson (Nice, E.L.P.), Tony Banks (Genesis) ou Rick Wakeman (Strawbs, Yes). Mais si l’on a vu que cette scène symphonique connait un succès triomphal en Italie, en France il s’agit d’un mouvement un peu marginal qui reste réservé aux initiés. Jérôme fait partie de ces derniers, et il fait découvrir aux membres de Heaven Road cet univers musical, qui intègre en même temps le faisceau des inspirations du groupe. Si Sam devient rapidement un fanatique de formations comme Gentle Giant, Kick’s reste plus réservé. « Je n’ai pas le souvenir qu’on ait écouté beaucoup d’albums de Genesis et de Yes, ou d’autres. On aimait bien ça, mais pas plus que Family… Il y avait vraiment des styles de musique assez différents qui pouvaient continuer à nous inspirer, mais sans plus. Moi, j’ai l’impression que la musique de Genesis, celle de Yes et de Emerson Lake & Palmer, etc., je les ai découvertes – et je crois que Jérôme était dans le même état d’esprit – un peu en parallèle avec nos compositions, je dirais même presque a posteriori. » [27]. Macson, bien qu’intéressé par ces nouveautés, reste tout de même attaché à des modes d’expression plus bruts et directs, hérités d’un rock plus traditionnel. « […] Je ne renie pas du tout mais ça correspondait plus à une époque, peut-être une mode aussi. On était fortement influencés, c’est vrai, à cette époque, par des gens comme Genesis, aussi parce qu’on travaillait avec un clavier ; parce qu’à cette époque, c’était ce genre de musique qui plaisait et puis […] on cherchait à faire des choses qui n’avaient pas été encore entendues, beaucoup plus que maintenant où on [Macson le Groupe, NDA] cherche à rejoindre nos sources musicales. » [28]


Sam, Salle des Concerts du Mans, 13 octobre 1972

Ainsi, il se dessine dans la direction stylistique du groupe une double orientation. D’un côté, le rock pur et dur, l’énergie, la « défonce » ; et de l’autre la recherche, le raffinement, l’expérimentation. Comme on peut le lire dans Ouest-France, le nom même du groupe « suggère un mélange de rythme rock carré, puissant, évoqué par road et de musique « free », plus recherchée, évoquée par heaven. » [29] Cette dualité semblerait même être personnalisée par les deux compositeurs principaux du groupe, Jérôme d’un côté et Macson de l’autre.

La nouvelle mouture de Heaven Road travaille d’arrache-pied à ses nouvelles compositions, l’humeur est à l’exaltation même si le quatuor a adopté un rythme de travail pour le moins spartiate. Au cours de cette période d’intense créativité, le groupe voit naître une certaine cohésion entre ses membres, musiciens, sonorisateurs et éclairagistes. Tous se lient d’une très profonde amitié qui les aidera à se soutenir dans l’adversité et les galères. L’équipe s’est récemment agrandie avec l’arrivée d’un nouveau membre régulier, Martial Luçon, « Lulu » pour les intimes. Normalien lui aussi, originaire de Sablé-sur-Sarthe, c’est au départ un ami de Guy « Gus » Bernardeau. Amateur de musique, Lulu intègre peu à peu le cercle des proches du groupe, dont il finit par devenir le road-manager. Entre-temps, sur quelques mois de l’année 1971, il aura fait une expérience de colocation avec Gus et Kick’s dans un appartement insalubre du Vieux-Mans, alors que Gus effectuait une année de redoublement sans salaire.


Martial « Lulu » Luçon, ferme de Malicorne, été 1973

Dans son numéro 8 (septembre 1972), le magazine Pop 2000 consacre un article à Heaven Road, orné d’une superbe photo déjà ancienne, puisque figurent encore sur celle-ci Michel Chevrier et Alec Richard. Cette période de transition, amorcée avec les départs de ces derniers et l’arrivée de Jérôme, s’est achevée le mois précédent avec le retour de Miror, fraîchement libéré de ses obligations militaires. « Je pense que les copains étaient heureux de mon retour, par simple amitié d’abord, mais aussi parce que la faiblesse du groupe, c’était justement les voix. Macson avait bien assuré pendant mon absence mais être à la fois le lead guitar et le lead vocal c’est lourd et fatigant. Mon retour le libérait un peu et apportait un instrument à part entière. » [30] De son côté, Miror retirera quelques aspects positifs de cette expérience pourtant douloureuse. Durant ces longs mois de « quasi non-activité forcée », il a pris l’habitude de travailler ses textes, à fréquence plus régulière et de façon plus exigeante. « J’avais l’impression d’avoir plein de choses à exprimer, par le chant, la scène et la musicalité du Heaven. » [31] Cette inspiration féconde va se retrouver dans de nouveaux thèmes, comme « La Paille de mes Sabots », qui fait directement référence à son vécu de jeune instituteur : « C’est une des rares compos perso qui parle de mon job d’instit’ et où j’exprime mon refus de ce rôle de normalisateur/moralisateur que l’Education Nationale souhaitait nous faire jouer à l’époque (la fin de la récré 68 en quelque sorte) auprès de nos petits élèves et de leurs parents. Une chanson « engagée » comme on disait, et donc à ne pas proposer dans n’importe quel contexte. […] « Paraît qu’je marche à côté d’mes souliers / Que j’ai une drôle de façon d’m’habiller / Qu’ça fait du tort à la profession / Vu qu’c’est un des plus beaux fleurons de la Nation… » [32]

Miror, au retour de son service militaire, août 1972

Ce côté engagé, que l’on retrouve dans d’autres compositions du groupe, détonne sensiblement dans le paysage pop de l’époque, où l’inspiration générale dérive encore principalement des thèmes de l’après-1968. Considérations utopiques et idéalistes, évocations de divers certains facteurs d’aliénation (travail, milieu urbain) ou encore premières prises de conscience écologiques font partie des sujets abordés par des groupes comme Dynastie Crisis (« Réveille-Toi ») ou Triangle (« J’ai Vu », « La Pâte Grise »), mais assez timidement, et dans une veine assez mièvre et consensualiste. Et c’est là que Heaven Road commence à faire entendre sa différence. Car si certaines de ses compositions, comme « Tout » ou « L’Enfant Triste », n’échappent pas à une certaine naïveté typique de l’époque, d’autres révèlent un point de vue bien plus acéré, un sens critique et une ambition de dénonciation assez rares. Inaugurée avec « Le Point de Non-Retour » (qui abordait, un an avant l’auteur Serge Livrozet et son manifeste « De la prison à la révolte », le malaise du système carcéral), cette démarche se prolonge avec des thèmes tels que « O.S. », mise en musique, d’un réalisme hallucinant, du cauchemar d’un ouvrier spécialisé de chez Renault. Un morceau majoritairement instrumental, à travers lequel Heaven Road tente de créer des images et suggère à la manière expressionniste. C’est la première incursion du groupe dans un domaine qui se rapproche de l’illustration sonore d’images, comme la musique de film, à ceci près que la musique de Heaven Road ne s’appuie sur aucun support. Et effectivement, l’on pense aux « Temps Modernes » de Chaplin, mais vus à la façon d’un cauchemar. « Au niveau structure du morceau, c’était très simple, on prenait la journée de travail d’un ouvrier spécialisé, bon, voilà, je m’appelle machin, je travaille chez Renault, le matin je me lève, je vais au boulot, c’est la pointeuse, c’est la machine qui fait toujours le même bruit toute la journée ; le soir, je rentre chez moi, je suis crevé, si y a rien à la télé, je vais me coucher et la nuit je ressasse tout ce qui s’est passé dans la journée… Voilà, c’est hyper simple, dans la conception de la structure du morceau, mais ça nous a permis de faire quelque chose d’intéressant avec des thèmes répétitifs qui en plus à l’époque, marchaient très bien. » [33] « Ce qui est frappant, c’est que leur musique ne se contentait pas seulement d’explorer des univers oniriques, ce n’est pas seulement cela, il y avait aussi quelque chose de fortement ancré dans le réel, un commentaire social. On sent comme des préoccupations d’enfants d’ouvriers, une conscience politique et sociale qui n’était pas très répandue à cette époque chez les groupes pop. » [34] Ce qui montre finalement Heaven Road comme un groupe pas forcément cool, assez en rupture du peace and love, du flower power et des bons sentiments de rigueur à cette époque…

Et même lorsque le groupe aborde des thèmes moins profonds, comme par exemple les relations amoureuses, c’est toujours avec une approche singulière et éminemment personnelle. Dans « La Foire à l’Ennui » par exemple, on est au départ dans une histoire plutôt commune de désunion dans un couple en proie à la routine. Mais très rapidement, on se retrouve transporté dans le décor délirant d’une attraction foraine étrange, avec un Miror possédé, haranguant comme un camelot de cauchemar, « Approchez ! Approchez ! C’est la foire à l’ennui ! » (un thème qui n’est pas sans évoquer le finale du « Cimetière des Arlequins » de Ange, paru quelques mois plus tard, « Entrez ! Entrez beau monde… »).

Miror effectue donc son retour sur scène avec Heaven Road à la Salle des Concerts du Mans, le vendredi 13 octobre. Après cette période de break, il n’est pas forcément aisé de reprendre ses marques dans le groupe, qui a beaucoup changé depuis un an. Comme l’observe Mike Lécuyer (Pop 2000), présent dans la salle, « […] on le sent encore un peu crispé par cette coupure mais le « feeling » est là, et dans quelque temps, il n’y paraîtra plus. » [35] Lors de ce concert, Heaven Road propose un répertoire assez long, constitué quasi-exclusivement de compositions originales, « Solitude », « Histoire d’un Espoir », « O.V.N.I. », « O.S. », « Démence », « Soleils Couchants », « Le Point de Non-Retour », « La Foire à l’Ennui », « Clair Obscur » ou « Tout ». Quelques-unes de ces compositions sont récentes, issues du travail de la dernière mouture du groupe, avec son nouveau claviériste, véritable cheville ouvrière au niveau de l’écriture. On retrouve aussi quelques reprises, comme l’habituel « Astronomy Domine » de Pink Floyd, ainsi que deux standards, « Dust My Blues » et « Rock Your Mama », évocateurs des racines blues-rock du groupe, et joués en rappel devant un public délirant, debout et dansant. Heaven Road fait grande impression auprès de la presse spécialisée qui a fait le déplacement jusqu’au Mans : « Les textes en français sont envoyés au public sans ménagement ; certains, très violents, vous font l’effet d’une lame de couteau.[…] Il y a des moments très intenses où musique et paroles éclatent littéralement sur scène. Moments privilégiés qui, s’ils augmentent pour ne donner qu’un show, réussi dans sa totalité, feront d’Heaven Road un des orchestres les plus intéressants et originaux des espoirs français. » [36]

Heaven Road, Salle des Concerts du Mans, 13 octobre 1972


A cette époque, les membres de Heaven Road n’ont pas perdu de vue l’idée d’enregistrer un disque. Mais pour sonner aux portes des labels, ils estiment qu’il leur faut d’abord présenter une maquette représentative de leur travail avant de procéder à tout essai en studio, leurs deux premières tentatives en ce sens s’étant en effet soldées par des échecs. Dans son compte-rendu du concert du 13 octobre, le Docteur Maxipop lance donc un appel bienveillant : « […] par la même occasion, si vous connaissez un studio 8 pistes pas trop cher pour qu’ils enregistrent une maquette, écrivez-nous d’urgence, c’est très important. » [37]

Il existe un document de cette époque, une bande enregistrée en 4 pistes, comprenant 11 titres et qui pourrait bien avoir constitué une possible maquette pour un 30-cm. Même si le document n’est pas daté, sa réalisation remonte vraisemblablement à la seconde moitié de l’année 1972, puisqu’on y entend Miror et Jérôme, sur des compositions que le groupe jouait régulièrement sur scène durant cette période.

Il subsiste également d’autres bandes de cette époque, que l’auteur de ces lignes avait surnommées « The Tribaleau Tapes », puisqu’elles ont été enregistrées et conservées par Yves Tribaleau, dans le cadre de sa mission de sonorisateur du groupe. Il s’agit d’un témoignage passionnant des concerts de Heaven Road, à travers des extraits captés sur différentes scènes (dont celle d’une fête à Chigné, dans le Maine-et-Loire) et dont la qualité sonore est loin d’être mauvaise, surtout si l’on tient compte de l’âge de ces documents et des moyens d’enregistrements de l’époque. Ces bandes constituent – à ce jour – la seule opportunité d’entendre Heaven Road dans son contexte de prédilection, c’est-à-dire la scène. Et celles-ci restituent assez bien l’ambiance de ces concerts, chaleureuse et joviale, et où le groupe montre un évident plaisir de jouer, tant sur ses propres compositions que sur des reprises triées sur le volet. On y observe aussi la cohésion du groupe, appuyé par un batteur inventif et puissant, avec également un intéressant travail aux claviers, ainsi que de brillantes prestations de Miror, fabuleux chanteur, digne émule de Stevie Marriott (Small Faces, Humble Pie) ou Robert Plant (Led Zeppelin) et dont la voix évoque souvent Jo Lebb (Variations) sur les textes anglophones et Johnny Hallyday sur ceux en français. Enfin, il est à noter que ces documents ne constituent pourtant pas les archives sonores les plus anciennes concernant le groupe, puisqu’une autre bande (vraisemblablement enregistrée en 1970 lors de répétitions et de qualité sonore très médiocre) offre à entendre la première mouture du groupe (avec Chouchou), s’essayant à « Paradise » (Vanilla Fudge), « Moonchild » et « 21st Century Schizoid Man » (King Crimson).

Pour son concert du 13 octobre, Heaven Road partage l’affiche avec deux autres groupes locaux, Naufrage et Kyste. Ce dernier va régulièrement croiser la route de Heaven Road pendant près de dix mois. Formé à la Flèche en mai 1971, Kyste, sous-titré non sans humour « le groupe qui s’incruste », est composé en majorité d’élèves du lycée manceau Notre-Dame de Sainte-Croix. Ses musiciens sont assez jeunes, et le groupe ne possède quasiment pas de matériel. Heaven Road, dont les membres sont réputés pour leur gentillesse et leur générosité, va prendre ce jeune groupe sous son aile, jouant ainsi ce qu’on pourrait appeler un rôle de « grand frère », prêtant du matériel, partageant les plans, en l’invitant notamment à se produire en première partie de ses spectacles. Pourtant, la musique de Kyste n’a guère de points communs avec celle de Heaven Road. Son style est résolument underground et fait appel à des références bien spécifiques, relativement extrêmes dans l’univers de la pop-music « classique », Moving Gelatine Plates, Soft Machine, Zappa, Magma ou encore Van Der Graaf Generator. Le saxophoniste-flûtiste Christian Legeay subit même quant à lui l’influence très marquée du jazz, de Charlie Parker pour les plus classiques, à Michel Portal pour les plus avant-gardistes. Avec de pareilles sources d’inspiration, la musique de Kyste est, comme on peut s’y attendre, assez étonnante : exclusivement instrumentale, avec des développements courageux et beaucoup de bonnes idées, même si l’on ne trouve pas chez Kyste des qualités d’instrumentistes aussi poussées que chez Heaven Road. Ces lacunes techniques sont compensées notamment par un grand sens de l’humour, que l’on retrouve jusque dans les titres des compositions, « Intestinal Transit Moribond », « J’Aime les Croque-Monsieur du Lundi Soir, suivi du Réveil du Jeune Cadre », « Mon Otarie Aussi Sait Jouer de la Cornemuse ». On n’est pas loin du surréalisme de Satie et de ses « Morceaux en Forme de Poire »…


Kyste, Salle des Concerts du Mans, 13 octobre 1972

Alors que les deux groupes se produiront ensemble à plusieurs reprises, il naîtra une certaine amitié entre leurs claviéristes, Jérôme Lavigne et Lionel Epaillard. Ce dernier admire Jérôme, notamment pour sa culture musicale et son sens de l’ouverture. « Au-delà du fait qu’il était un type très généreux, très humain, je lui trouvais une certaine distinction. Et puis, il avait vraiment un superbe clavinet Hohner (rires)… » [38] Epaillard comprendra la complexité de la personnalité de Jérôme : « Le groupe se composait de mecs très gentils, peut-être trop gentils d’ailleurs. Ils étaient prêts à certaines concessions, au contraire de Kyste. Mais Jérôme était un véritable mélange de cynisme et de sensibilité. On sentait une blessure interne chez lui, il pratiquait beaucoup l’autodérision et n’était pas tendre avec lui-même. Il était cynique vis-à-vis de lui-même et vis-à-vis du monde. Par exemple, lorsqu’il parlait des « bourris », c’était quelque chose de terrible… » [39] Jérôme et Lionel Epaillard se lient d’amitié et seront même rapprochés par un projet musical commun. « L’idée était de faire un concert, à deux, uniquement aux claviers. Nous avions des chemins musicaux parallèles, mais Jérôme était très ouvert à la musique électronique et répétitive ; il connaissait et appréciait des gens comme Terry Riley ou Klaus Schulze. Nous avons répété deux ou trois fois ensemble, dans l’arrière-salle d’un restaurant, mais ça en est resté là, malheureusement. » [40]


Lionel Epaillard, Salle des Concerts du Mans, 22 décembre 1972


Le 17 novembre, Heaven Road se produit à Laval, au cinéma « Le Club » de la rue Saint-Martin. La programmation de ce concert fait écho au succès remporté par le groupe au mois de décembre 1971, lors de son passage en compagnie du Ramsey Set et des Shouters. Cette fois, Heaven Road se produit seul, devant deux cents personnes, parmi lesquelles le journaliste Jean Théfaine, qui avait découvert le groupe lors de son précédent concert lavallois, dont il avait fait un compte-rendu des plus enthousiastes. Cette fois, son article, titré « Fantastique Heaven Road », est délirant. « Pour une surprise, c’est une surprise. Heaven Road était passé à Laval il y a un an. Déjà le groupe tournait rond, mais sans plus. Un parmi tant d’autres. […] Heaven Road était de retour dans nos murs vendredi dernier, au cinéma « Le Club », devant deux cents personnes à peine. Deux cents personnes qui n’en croyaient ni leurs yeux ni leurs oreilles. Il faut se rendre à l’évidence : Heaven Road est tout simplement fantastique et […] ce groupe va devenir un des meilleurs de France. Musicalement il n’a rien à envier à Martin Circus, Triangle ou Dynastie Crisis. Peut-être lui manque-t-il encore un brin de métier, un peu de pratique de la scène. Maigre reproche à côté de ses énormes qualités. » [41] Théfaine est absolument stupéfait par la prestation de Miror : « A tout seigneur, tout honneur : le chanteur. L’étendue de son registre de voix lui permet, avec le même bonheur, de réciter du Verlaine, de déchirer à pleines dents des textes français engagés, de susurrer des mélodies « pink-floydiennes », de hurler des blues rauques et rageurs, de se défoncer dans des rocks carrés et sans bavures. Bref, du grand art. » [42] Mais le journaliste n’oublie pas pour autant de saluer les qualités des autres membres du groupe : « […] Mais le chanteur ne serait rien s’il n’était soutenu par une formation au summum de sa forme. André Beldent à la guitare solo, Richard Fontaine à la guitare basse, Christian Savigny à la batterie, Jérôme Lavigne à l’orgue, sont de vrais professionnels, avec ce que cela suppose de maîtrise et de technique. Mais en plus, ils ont un évident plaisir de jouer. Et le courant passe ; la salle vibre, participe, applaudit, danse. » [43] Evoquant les références du groupe, Pink Floyd ou King Crimson, Théfaine conclut : « […] le groupe a dépassé le stade où on se contente de plagier, même avec talent. Il a acquis son langage, et par là, le droit de cité au Panthéon de la pop-musique. Théoriquement Heaven Road doit bientôt enregistrer un disque. Une très bonne nouvelle. » [44]



Heaven Road en concert au cinéma Le Club, Laval, 17 novembre 1972


Un concert est programmé au Théâtre Municipal du Mans pour le mois de décembre, le 2 ou le 12 selon les sources, en première partie du groupe Catharsis. Heaven Road a déjà eu l’occasion de croiser ce groupe mythique de la scène pop française lors du festival de Saint-Gratien. Catharsis, formation à laquelle appartient le compositeur Roland Bocquet, connait un parcours assez difficile, malgré qu’il ait sorti une poignée d’albums intéressants, emblématiques de cette époque. Le style du groupe est assez particulier, manifestement très inspiré par Pink Floyd et exclusivement instrumental. Le son de Catharsis n’est d’ailleurs pas sans rappeler celui de Heaven Road, Roland Bocquet et Jérôme ayant notamment pour point commun d’utiliser un orgue Farfisa, aux sonorités très spécifiques, et radicalement différentes du Hammond (généralement considéré par les musiciens du mouvement progressiste comme le must en matière de claviers). Puisque nous parlons ici de Catharsis, il convient de lever le voile sur une légende, encore aujourd’hui tenace, et qui voudrait que cette formation soit sarthoise. Cette idée est entre autres entretenue par le fait que le quatrième album de Catharsis est intitulé « Les Chevrons », d’après le nom du château dans lequel s’était installé le groupe, près de Saint-Calais. Ainsi, Catharsis, bien qu’originaire de la région parisienne, passera toujours pour un groupe sarthois, ce qu’il ne fut pas véritablement, si ce n’est d’adoption.

Après s’être produit à la Salle des Concerts du Mans le 22 décembre en compagnie de Kyste, Heaven Road retrouve le Golf Drouot lors du week-end de Noël, avec les groupes Fragile et Papoose. Le samedi 23 décembre au soir, les manceaux assurent un set impeccable, présentant au public parisien leur nouveau répertoire. Le journaliste Roger Frey, qui couvre la soirée pour le magazine Best, estime au vu de quelques-unes des compositions originales du groupe (« Prologue », « Histoire d’Un Espoir », « O.S. », « L’Enfant Triste », « Le Point de Non-Retour », « La Nuit Liberté »), qu’il est « vraisemblable qu’Heaven Road sera au tout premier plan de la nouvelle vague 1973. » [45]

Heaven Road, Salle des Concerts du Mans, 13 octobre 1972


[1] Yves Tribaleau, interview 05/04
[2] André Beldent, interview 10/04
[3] Yves Tribaleau, interview 05/04
[4] André Beldent, interview fanzine « Exit », 02/99
[5] Super Hebdo Pop Music, 10/02/72
[6] Yves Tribaleau, interview 24/03/04
[7] André Beldent, interview fanzine « Exit », 02/99
[8] Richard Fontaine, interview 23/03/04
[9] Id.
[10] Id.
[11] André Beldent, interview 15/05/99, émission « Progfest » (Radio Alpa)
[12] Christian Savigny, interview 25/03/04
[13] Pop 2000 n°7, 08/72
[14] Christian Savigny, interview 25/03/04
[15] Yves Tribaleau, interview 24/03/04
[16] Jean-Louis Briand, mail 05/01/05
[17] Richard Fontaine, interview 23/03/04
[18] André Beldent, interview fanzine « Exit », 02/99
[19] Richard Fontaine, interview 23/03/04
[20] Christian Savigny, interview 25/03/04
[21] Id.
[22] Richard Fontaine, interview 23/03/04
[23] Christian Savigny, interview 25/03/04
[24] André Beldent, interview fanzine « Exit », 02/99
[25] Christian Savigny mail 26/03/04
[26] Id.
[27] Christian Savigny, interview 25/03/04
[28] André Beldent, interview 15/05/99, émission « Progfest » (Radio Alpa)
[29] Ouest-France, 04/05/72
[30] Jean-Louis Briand, mail 05/01/05
[31] Id.
[32] Id.
[33] André Beldent, interview 15/05/99, émission « Progfest » (Radio Alpa)
[34] Lionel Epaillard, interview 04/04
[35] Pop 2000 n°12
[36] Id.
[37] Maxipop 11/72
[38] Lionel Epaillard, interview 04/04
[39] Id.
[40] Id.
[41] Ouest-France, Mayenne, 21/11/72
[42] Id.
[43] Id.
[44] Id.
[45] Best, 02/73